Depuis la nuit des temps, l’Homme est attiré par les étendues bleues. Toute vie vient de l’océan, et aujourd’hui encore notre existence en dépend. C’est à la croisée de deux mondes que Zéphyr découvrira la réalité d’une catastrophe environnementale qui menace bien plus que l’humanité.
La pendule affiche enfin midi pile. Son tic-tac monotone résonnait dans la tête de Zéphyr depuis huit heures du matin. Il sauta de derrière son bureau qu’il détestait en faisant un bras d’honneur à ces trois aiguilles qu’il méprisait tout autant et agrippa son vieux sac à paquetage couleur kaki. Il ne lui fallut que quelques secondes pour se ruer dans le parking souterrain de la boîte pour laquelle il travaillait depuis bientôt trois ans. Se reconvertir après quinze années dans l’armée est chose bien plus difficile qu’on l’imagine. Être militaire peut paraître carcéral, strict et liberticide… mais… quelle liberté finalement lorsqu’un cadre très simple régit une vie. Ainsi, il laisse tout le loisir à un individu de faire tout ce qui ne se trouve pas dans ce carcan avec la certitude que rien ne peut l’atteindre. L’appartenance à un groupe, à une institution séculaire si solide est un gage de possibilités hors du commun. Cela à la condition bien entendu d’une obéissance aveugle et un dévouement sans faille.
Le goût de la liberté, c’est ce que l’ancien caporal Zéphyr Stau voulait retrouver en partant rejoindre ses amis sur la côte du Finistère. En quittant l’armée, ses camarades et lui s’étaient tournés vers des chemins très différents. Certains ne donnèrent plus de nouvelles, d’autres de temps en temps. Et certains restaient présents malgré la perte de leur uniforme. C’était le cas de Christophe. Celui-ci avait trouvé la femme de sa vie et s’était installé sur un voilier. Choix singulier, mais mûrement réfléchi. En effet, Christophe était un homme intelligent. Il avait fait de cette passion son métier et naviguait pour des équipages de-ci delà, organisant également des sorties en mer sur son voilier au profit de touristes ou de passionnés de voile.
Cette fois, la sortie qui devait durer deux semaines accueillait des amis de Christophe, mais également des amis de Sylvia, sa compagne. Zéphyr n’en connaissait aucun. Cela importait peu, il avait rarement l’occasion de faire la connaissance de nouvelles personnes.
Il engloutit d’une traite les cinq heures de voiture qui le séparaient de la Bretagne. Traversant la campagne bretonne, il songea à ce pays parfois si austère et si rude. Le Finistère est de ces endroits qui changent constamment, tant dans la météo que dans le paysage. Tantôt des forêts denses, tantôt des champs vastes, tantôt des rochers aux allures de sommets de montagnes surgissant de l’océan. Et partout où se posait son regard, ces maisons si singulières. Ces cubes surmontés par des combles aménagés et leurs larges conduits de cheminée à chacun des pignons parsemaient la campagne et la côte bretonne. Ces maisons grises et tannées par les vents océaniques avaient des allures de phares solitaires tant elles étaient espacées les unes des autres.
Lorsqu’il arriva à Roscoff, le bateau était déjà à quai, deux types discutaient assis dans le cockpit du bateau. L’un d’eux tenait une caméra et était, semblait-il, occupé à en expliquer le fonctionnement. Une jeune femme brune aux cheveux courts sortit de la cabine du bateau. Son regard foncé alla d’un bout à l’autre du pont, cherchant désespérément quelque chose. Elle s’arrêta soudain sur Zéphyr qui se tenait sur le quai.
– Bonjour, lança-t-elle avec un sourire. Les autres membres d’équipage se turent et se tournèrent à leur tour vers Zéphyr.
– Bonjour, je suis Zéphyr, un ami de Christophe. Ce bateau est plus impressionnant en vrai que sur les photos !
– Moi c’est Louison, répondit la petite femme. Le blond avec les lunettes, c’est Matthias et le grand type brun avec sa caméra c’est Thomas. Je pense que Christophe et Sylvia ne devraient pas tarder, ils sont à la capitainerie.
En effet, Christophe et Sylvia arrivèrent moins d’une heure plus tard, juste le temps pour Zéphyr de faire plus amplement connaissance avec ses nouveaux compagnons. Ces derniers venaient de tout aussi loin que lui, voire bien plus. Thomas était néerlandais et vivait en Belgique. Matthias lui arrivait de Berlin. Français d’origine, il était tombé amoureux de cette ville et de sa culture alternative. L’approche écologiste de l’Allemagne le séduisait tout autant. A tel point qu’il afficha un air réprobateur lorsque Zéphyr sortit une bouteille d’eau en plastique de son sac. Ce dernier ne dit rien au sujet de la bouteille de « breizh cola » faite dans la même matière plantée à quelques centimètres de sa cabine. Il est dangereux de s’attaquer aux produits locaux, fusse au nom de l’environnement.
Cela n’empêcha pas une soirée de discussions passionnées sur les sujets de l’océan et de l’écologie. Rien d’étonnant à bord d’un voilier. Car tout être humain attiré par l’immensité bleue ne peut qu’être révolté à la vue d’un déchet flottant venant perturber le spectacle majestueux de la nature. Nul conservateur n’accepterait la moindre tâche sur ses tableaux, nul cinéphile, ne tolérerait une mouche sur son écran, et nul marin n’accepte les immondices qui souillent son océan.
L’Hirondelle quitta le port de Roscoff dès le lendemain matin. Tout l’équipage s’affairait dans l’atmosphère grisante du départ. Tout doit être rangé, amarré, rien ne doit traîner. Naviguant au début à contre-courant, le navire filait doucement en direction du large. Cherchant les courants favorables, Christophe fît dresser les voiles une à une. Bientôt, plus un mât, plus une drisse n’était habillée de sa voile. Le bateau atteignit les sept nœuds qui lui permettraient de rallier le port de Locquirec avant la nuit. Une chasse apparut au loin. Des dizaines de dauphins sautaient en tous sens. Thomas se saisit de sa caméra et Sylvia se jeta sur son appareil photo. Tous deux mitraillèrent de leurs objectifs les superbes mammifères. Louison n’en avait pas perdu une miette et, dégainant son stylo, croquait à une vitesse incroyable la scène qui se déroulait sous ses yeux. Autour d’eux, des fous de Bassan plongeaient du ciel pour attraper les poissons que les dauphins éparpillaient. Mais l’Hirondelle allait vite, et tout ce spectacle ne fût bientôt qu’un lointain souvenir.
La navigation était une discipline que méconnaissait Zéphyr, mais il comptait bien profiter du voyage pour en savoir plus. Il apprit de la grande expérience de Christophe et Sylvia dans ce domaine. Plus que la maîtrise du vent, la connaissance des courants apparaissait prépondérante. Bientôt les cartes marines n’auraient plus aucun secret pour lui.
Peu après midi, Thomas rendît son déjeuner, tapissant la belle coque blanche de l’Hirondelle tant cette dernière filait. Le néerlandais savait rester digne et plein d’humour dans ce genre de situation.
– Ta salade de riz était tellement bonne qu’il aura fallu que je la goûte deux fois, lança-t-il à Matthias en souriant.
Il entreprît ensuite de récupérer de l’eau de mer à l’aide d’un seau et d’un bout afin de rincer la coque. Pendant qu’il retenait le seau, il vît sa main disparaître dans une brume épaisse au ras de l’eau. Levant la tête, il aperçut le début d’un large mur laiteux vers lequel le navire se dirigeait inexorablement.
– Impressionnant, lança Matthias.
– Ça arrive, on va réduire la voilure le temps de retrouver un peu de visibilité, je n’aimerais pas percuter un autre bateau ou quoi que ce soit d’autre, répondit Christophe.
Tous s’affairèrent aux ordres de Christophe qui restait à la barre. Sylvia quant à elle contrôlait leur exécution, donnant quelques conseils au passage ou rectifiant gestes et nœuds. Le couple était aguerri à naviguer avec des équipages ayant peu de pratique de la voile. L’Hirondelle poursuivit son chemin à allure réduite, tous feux allumés.
La brume n’en finissait pas d’étaler son voile sur le navire et partout autour d’eux. Trois heures durant, il avançait à vitesse réduite. Chaque membre d’équipage retenait son souffle. Tous scrutaient les abords du bateau, s’attendant à tout moment à voir surgir un rocher ou un obstacle quelconque. Seul le clapotis de l’eau venait perturber le silence de ces heures si longues et angoissantes. Christophe tenait la barre, imperturbable. La sérénité de son visage rassurait quelque peu ses compagnons. Mais soudain, celui-ci se figea. Les yeux rivés sur le compas, il se mit à bégayer.
– C… c’est… c’est incompréhensible !
– Quelque chose ne va pas ? interrogea Sylvia.
– Nous avons changé de direction. Je ne comprends pas, j’ai beau essayer de rectifier, le bateau a pris un nouveau cap.
Un courant très fort les entraînait. À de nombreuses reprises, Christophe tenta de rectifier son cap, mais en vain. Pendant des heures, le navire et son équipage dérivèrent à l’aveugle, prisonniers.
Christophe était livide. Jamais auparavant telle chose ne lui était arrivée. Le poids de la responsabilité des quatre vies à bord pesait désormais lourd sur ses épaules. A tout moment le courant pouvait les entraîner sur un rocher qu’il ne serait pas en mesure d’éviter.
Tous perdirent peu à peu la notion du temps.
Soudain, un son aux allures irréelles leur parvint. Un chant dans la brume gagnait lentement en intensité. Les cinq équipiers n’en revenaient pas. Quelqu’un était proche d’eux, quelqu’un qui pourrait les aider à sortir de ce courant infernal et de ce brouillard si épais.
Cela venait de l’avant du bateau et semblait se rapprocher. Matthias se porta à la proue, tentant de percevoir une forme dans la brume.
Bientôt, le son les enveloppa et parut venir de toutes les directions. Tous scrutaient la purée de pois environnante, le cœur plein d’espoir. Zéphyr n’en croyait pas ses oreilles, ce chant semblait entrer en lui aussi sûrement que l’air lui-même. Chaque note résonnait en lui en parfait accord avec ses pensées, même les plus profondes. Une sensation de bien-être l’envahit, comme s’il avait toujours eu l’impression de suffoquer et qu’enfin on lui apportait tout l’air dont il avait manqué.
Regardant autour de lui, il s’aperçut que ses camarades étaient dans le même état d’hébétude que lui. Il remarqua aussi que Matthias n’était plus à son poste sur la proue. Où pouvait-il bien être ?
Son regard se perdit sur les reflets de l’eau, son esprit plongea dans les flots, longea la coque, passa sous la quille et s’enfonça dans les abysses, toujours plus profondément. L’obscurité l’envahit. Longtemps, Zéphyr demeura dans cette noirceur qui l’enveloppait, sécurisante, reposante. Puis doucement, une forme se dessina devant lui. Le visage d’une femme, d’un blanc d’albâtre pur, lui faisait face. De cet être jaillissait le doux chant qui l’avait conduit à un tel état de béatitude. Ses yeux d’un bleu pâle étaient injectés de sang et fixaient Zéphyr avec la même fascination que ce dernier vouait à l’étrange femme. Les mouvements souples de son corps nu laissaient entrevoir des mains et des pieds palmés. Soudain, la créature le saisit et l’entraîna vers la surface. D’un mouvement puissant, Zéphyr fût projeté hors de l’eau et retomba lourdement sur les rochers d’une grotte, se tailladant profondément le bras. Du sang jaillit de la blessure. Zéphyr sentit soudain un souffle glacé l’envahir, gelant jusqu’à son crâne. Il perdit connaissance.
Zéphyr se réveilla, suspendu par les poignets à une longue chaîne. Il était resté au même endroit où l’avait projeté la créature. Il s’agissait d’une large cavité. La grotte donnait directement sur l’océan. Le fond se divisait en une multitude de couloirs creusés dans la roche. De ces couloirs lui parvinrent des cris. Zéphyr reconnu la voix de Matthias. Il se mit à son tour à hurler à l’adresse de son compagnon. Il eut à peine le temps de prononcer son nom, un coup de poing au ventre lui coupa le souffle. Celle qui venait de le lui asséner n’était autre que la créature qui l’avait projeté hors de l’eau.
– Qui êtes-vous ? Ou plutôt qu’êtes-vous ? lança-t-il entre deux quintes de toux.
– Je me nomme Perséphone, répondit-elle.
Elle avait tout d’une femme, si ce n’était cette couleur de peau si blanche et ces mains et ces pieds palmés et bien plus grands que la normale. Son corps était fin, de même que son visage. Ses cheveux longs étaient la seul chose qui recouvrait quelque peu sa nudité.
Perséphone disparut un instant dans l’un des couloirs, puis en ressortit avec un verre aux reflets de nacre qu’elle tendit en direction des lèvres de son prisonnier.
– Bois ! Tu ne dois pas mourir maintenant, lui dit-elle. Le sang n’est bon que lorsqu’il est frais. Sa force vitale s’échappe très rapidement lorsqu’il se trouve en dehors d’un être vivant.
– Que sont devenus mes amis ?questionna Zéphyr haletant.
– Ceux qui ne sont pas encore morts le seront bientôt. Il vaut mieux que tu les oublies et que tu ne te soucies que de toi-même. Ta situation n’est guère plus enviable que la leur.
– Comment pouvez-vous me dire tout cela de manière si détachée ?
– Ce que nous faisons n’est pas un choix. Il s’agit de notre survie, rien d’autre.
– Mais cela ne vous fait rien ?
– Pourquoi cela me ferait-il quoi que ce soit ? Tu n’es guère plus que du gibier à mes yeux !
– Je suis un être humain ! Un être qui parle ! Un animal pensant !
– Allons bon ! Du gibier qui parle et qui réfléchit ! ricana Perséphone. Saches que nous ne sommes pas mieux considérés par ceux de ton espèce.
– Nous ne savons même pas que vous existez !
Les chaînes qui suspendaient Zéphyr au plafond de la grotte lui lacéraient les poignets. Un filet de sang vint couler le long de son bras jusque dans le creux de son épaule. Perséphone fixa un instant la perle écarlate se déplaçant sur la peau de Zéphyr.
– Vous ignorez beaucoup de choses, et vous vous complaisez dans cette ignorance qui vous sert de prétexte. Mais de nombreuses légendes parlent de nous dans la société humaine.
– Les vampires ?
– Ou les sirènes. L’un comme l’autre ne te sont visiblement pas étrangers. Nous les sirènes sommes une espèce du monde de la nuit. Et tout comme toi nous tuons pour subsister.
Perséphone semblait en avoir assez de cette discussion. Elle partît.
Zéphyr attendit pendant des heures. Il ne savait même pas ce qu’il attendait, si ce n’était la mort que lui avait promis la sirène. Des bruits sourds lui parvenaient par moment des entrailles de la grotte. Peut-être ces couloirs menaient-ils à d’autres cavités comme celle-ci. Les vagues qui s’écrasaient sur les rochers à quelques centimètres de lui projetaient de l’eau salée sur ses blessures, le faisant souffrir de plus belle.
La vie ne pouvait pas s’arrêter là, il y avait forcément un moyen de s’en sortir. Zéphyr n’était pas de ces hommes qui baissent les bras à la moindre difficulté. Ses années dans l’armée lui avaient appris qu’être endurant et opiniâtre permet de sortir de toutes les situations, si périlleuses soient-elles.
Malgré son bras tailladé et ses poignets lacérés dont la chair se découvrait de plus en plus, faisant fi de la fatigue, il entreprît de se balancer au bout de la chaîne afin d’en éprouver la solidité. Les maillons pris dans le sens de la longueur sont toujours très résistants, mais dans la largeur, c’est autre chose. C’est pourquoi il essaya de l’entortiller et de tirer dessus de toutes ses forces. Des heures durant, il tira, se balança, tourna et tenta même de se hisser le long de la chaîne. Rien n’y fît. Chacun de ses gestes ne faisait que resserrer l’étreinte et mettre à mal jusqu’aux os de ses avant-bras. Epuisé, il se laissa tomber. Plus beaucoup d’espoir. Finalement, il serait sans doute saigné à la première occasion par ces bêtes aux yeux rouges et ses restes seraient jetés aux poissons.
Perséphone fit irruption à ce moment-là. De nouveau, elle lui tendit un verre.
– Qu’est-ce que c’est ? lança-t-il.
– Tais-toi et bois ! répondit sèchement la sirène en laissant apparaître deux canines encore plus blanches que sa peau.
Ce n’était peut-être pas le bon moment pour la provoquer. Ces créatures semblaient déjà suffisamment détester les humains, inutile de leur donner une raison supplémentaire d’en éliminer un. Au mieux récolterait-il des blessures supplémentaires. Il s’exécuta.
– De la bière ? remarqua-t-il, avec surprise.
– La levure de bière est parfaite pour la production d’hémoglobine, rétorqua-t- elle avec un sourire sadique.
– Je ne savais pas que j’avais atterri chez des vampires trappistes, ricana Zéphyr.
– Nous disposons de nombreuses ressources de votre monde. La Bretagne en offre certaines. Vous seriez étonné de voir à quel point nous sommes proches de la société humaine.
– Je n’imaginais pas les vampires comme des êtres amphibies. N’êtes-vous pas censés vivre dans des châteaux quelque part en Transylvanie ?
– Et moi je n’imaginais pas que quelqu’un dans votre situation s’essaierait à faire de l’humour. Sachez qu’il existe de nombreuses espèces de vampires. Nous appelons cela des clans. Les vampires, plus que toutes autres créatures s’adaptent extrêmement vite à leur environnement. Ceux qui ont décidé de vivre dans les montagnes et les forêts ont pris l’apparence de loups, ceux qui préfèrent vivre parmi les humains ont pris leur apparence, et nous sirènes vivons en totale symbiose avec les mers et l’océan. Notre peuple séculaire a vu dans ce milieu, le territoire le plus vaste que la terre pouvait offrir. Et à l’époque à laquelle nous l’avons colonisé, il s’agissait de l’endroit le plus vierge de toute présence humaine.
La curiosité de Zéphyr se mit peu à peu à prendre le dessus sur tout le reste. Aussi devait-il gagner du temps.
– De quelle époque parlez-vous ?
– L’antiquité ! Les vampires existaient bien avant cela, mais le peuple dont je fais partie vient de la Grèce antique. Descendantes des lamis, filles d’Hécate, nous avons longtemps occupé la Méditerranée. Le détroit de Messine en Sicile était une source intarissable de fluide vital. Pendant des siècles, les navires répondirent à l’appel de nos chants. Leurs équipages périssaient avec le sourire aux lèvres, nous prenant pour des divinités.
– Qu’êtes-vous alors venues faire en Bretagne ? La bière sans doute.
– Votre espèce nous a chassées de ces eaux. Les batailles successives sur les côtes de la Sicile, puis la pollution, la pêche industrielle, toutes ces choses nous ont poussées à quitter ces eaux autrefois florissantes.
Zéphyr était au fait que la mer Méditerranée était vite devenue la mer la plus polluée du monde. De nombreuses espèces étaient menacées dans ces eaux, alors pourquoi pas les sirènes après tout.
– Les mers sont vastes, je doute qu’il n’y ait plus d’endroits tranquilles.
– Comme je vous l’ai signifié, nous vivons en parfaite harmonie avec notre environnement. Vous ne sauriez imaginer l’ampleur de la folie qui s’est emparée de ces eaux. Notre sang se fige dans les métaux lourds et nos sens sont sans arrêt perturbés par le vrombissement des cargos. Cette mer nous est rapidement devenue invivable. Nous nagions littéralement dans les particules de plastiques et les déchets en tous genres.
– Alors pourquoi la Bretagne ?
– Nous avons-nous-mêmes créé les légendes et mythes qui nous protégeaient en Méditerranée. La Bretagne comporte nombre de légendes similaires. Les humains ne nous chercheront pas tant qu’ils attribueront les disparitions à quelque phénomène étrange sorti tout droit du folklore armoricain. Le relief des côtes bretonnes nous protège en offrant de nombreuses cachettes et des endroits suffisamment sauvages pour alimenter l’imaginaire.
– On nous cherchera ! Soyez en sûre ! Notre bateau sera localisé d’une façon ou d’une autre, et vous serez traquées !
En vérité, Zéphyr ignorait complètement s’il était possible qu’ils soient retrouvés. Il devait essayer de semer le doute dans l’esprit de ses ravisseurs. Ou peut-être essayait-il tout simplement de se rassurer. Son estocade ne fît qu’énerver un peu plus la sirène. Celle-ci se jeta sur son prisonnier et le saisit par la gorge.
– Votre bateau est déjà au fond de l’océan ! Et si tes congénères venaient à s’aventurer à proximité de ces grottes, soit certain qu’ils subiraient le même sort que toi et tes compagnons !
– Mes compagnons ! Que sont-ils devenus ?
– Deux d’entre eux ont déjà rendu l’âme à l’heure où nous parlons. Les autres suivront dans les prochains jours à venir. Vous n’êtes que des morts qui parlent, lança-t-elle en s’éloignant.
Perdu entre peur, désespoir, et incompréhension, Zéphyr passa les jours suivants dans un semi-coma. Il n’avait pour notion du temps que la lueur du jour se levant, puis déclinant. Il nota tout de même que les sirènes ne se montraient que la nuit ou lorsque le brouillard les cachait suffisamment à la lueur du soleil. Il repensa au récit de la sirène. Derrière l’apparence sanguinaire de cette créature se dissimulait une grande tristesse. Il s’étonna qu’un tel être puisse éprouver ce genre de sentiment.
La nuit suivante, un groupe de sirènes sortit en catastrophe de l’eau. L’une d’entre elle passa devant Zéphyr en lui lançant un regard plein de haine et disparut dans les entrailles de la grotte. Que se passait-il ? A en juger par ce qu’il venait de voir, sa vie ne tenait plus qu’à un fil. Si ces monstres ne le tuaient pas pour se nourrir, elles le tueraient pour se venger. Mais pour se venger de quoi ?
Soudain, une corne de brume retentit au loin. Un navire ! La corne sonna encore et encore, se rapprochant au fil des minutes. Il y avait beaucoup d’agitation dans les couloirs de la grotte. Une autre sirène surgit devant lui. La vampire aux cheveux roux coupés courts siffla en lui montrant ses canines d’un air menaçant.
– Ordure d’humains ! hurla-t-elle. Tu vas payer pour tous ceux de ta misérable espèce !
Une explosion retentit, stoppant net la sirène. La grotte se mit à trembler et une vive lueur apparut sur les reflets de l’eau.
– Mais que se passe-t-il ? répliqua Zéphyr qui tentait d’éviter les morceaux de roche qui tombaient du plafond.
– Un pétrolier ! répondit Perséphone qui venait de faire irruption. Il s’est échoué non loin d’ici et menace de déverser son contenu dans nos eaux. J’imagine que la détonation que nous venons d’entendre indique qu’il est déjà trop tard.
La vampire rousse sauta dans l’eau. Perséphone s’avança vers l’entrée de la cavité, scrutant ce qui, sans nul doute, devait être un spectacle apocalyptique.
– Si la grotte ne s’est pas effondrée d’ici
là, tu seras brûlé vif par les nappes de pétrole enflammé. Tu vivras en quelques minutes ce que mon peuple a vécu pendant des siècles.
Elle plongea à son tour, disparaissant dans les eaux noires aux reflets jaunes et orange d’un océan devenu un véritable enfer.
Plus un seul bruit dans la grotte. Les clameurs et les cris avaient disparu. Zéphyr était seul désormais. Une seconde explosion retentit, faisant de nouveau trembler les murs de granit autour de lui. Cela ne pouvait pas finir ainsi. Il se mit de nouveau à tirer de toutes ses forces sur sa chaîne, rouvrant ses plaies sanguinolentes. Il hurla de douleur et de désespoir, tant sa situation lui paraissait absurde. De nouveau les morceaux de roche tombaient. L’un d’entre eux le frappa de plein fouet, l’étourdissant. Il se retrouva à terre. Ses lèvres goûtèrent un instant l’eau salée contenue dans une irrégularité du sol. Le plafond de granit s’était fendu, libérant l’ancrage de la chaîne. L’étreinte de ses entraves était maintenant suffisamment desserrée pour qu’il puisse s’en libérer. Il hurla de douleur et de soulagement en extrayant les maillons incrustés dans la chair de ses poignets. Le métal poisseux tomba au sol dans un cliquetis libérateur.
La température commençait à monter. Les nappes d’hydrocarbure se rapprochaient déjà de la côte. Un vrombissement d’hélicoptère vînt se joindre au vacarme des vagues, des flammes et de la corne de brume. Zéphyr se releva. Il se mit à courir vers les souterrains. Il allait à l’aveuglette, suivant la moindre lueur qui pourrait le mener vers l’extérieur. Etourdi par la fatigue et la peur, il entrevit les tas d’ossements et de chairs desséchées des malheureux qui l’avaient précédé. Un des couloirs plus étroit que les autres était tapissé de végétation et semblait monter. Zéphyr s’y engouffra. Au bout de minutes terriblement longues, il retrouva enfin la surface. La falaise sur laquelle il se tenait surplombait l’océan. Il aperçut le gigantesque tanker coupé en deux gerbant son liquide noirâtre dans les eaux agitées. A plusieurs endroits, les flots n’étaient plus que mers de flammes. Déjà les premières vagues visqueuses s’écrasaient sur la côte, la souillant de manière irréversible.
Zéphyr fut récupéré au petit matin par un des hélicoptères venu au secours du pétrolier. Les secours ne posèrent guère de questions. Pour tous, il faisait partie de l’équipage du pétrolier. Il n’aurait de toute façon pas su quoi répondre.
Aucun de ses camarades ne semblait avoir survécu. Sans doute sa conversation avec Perséphone avait-elle contribué à rallonger son espérance de vie. Sur son lit d’hôpital, il songea à cette horde de sirènes nageant vers de nouvelles côtes, cherchant un nouveau havre qui leur procurerait nourriture et tranquillité. L’être humain est partout, forant plus profondément, explorant toujours plus loin. Peut-être trouveront-elles un salut dans le réchauffement climatique provoquant la montée des eaux. Ou peut-être finiront-elles asphyxiées par les continents de plastique au milieu des océans. Les sirènes sont vouées aux abysses, froids et sombres, là où personne ne pourra les trouver.
Au bout de quelques jours d’observation à l’hôpital de Brest, un homme entra dans la chambre de Zéphyr. L’individu à la longue chevelure blanche disait s’appeler Frederik. Il n’ignorait rien des créatures qui avaient causé le naufrage de l’Hirondelle et la perte de son équipage. Il assura à Zéphyr que s’il le souhaitait, il l’initierait aux secrets du monde la Nuit.
Une semaine plus tard, Zéphyr sortit de l’hôpital et partit pour la ville de Poitiers. Il ne retourna jamais derrière son bureau à Paris et son employeur n’entendit plus jamais parler de lui.
Sa vision du monde avait radicalement changé. Il combattrait désormais les créatures de la Nuit, mais aussi celles du jour, celles enfouies en lui et en chacun de nous. Ces êtres détruisant leur propre environnement par habitude et par confort. Car, si les sirènes se nourrissaient du sang des humains pour leur survie, l’être humain lui, détruit toute vie ainsi que la sienne dans la recherche de la facilité et de la domination.
Ainsi, plus que les vampires, Zéphyr œuvrerait le restant de ses jours à vaincre son ennemi intérieur.
FIN